Entretien du Président de la République, M. Jacques Chirac, et du Chancelier de la République fédérale d’Allemagne, M. Gerhard Schroeder, avec " France 2 " et " ARD " - Propos du Président de la République (22 janvier 2003)

Q - Bonsoir, Monsieur le Président.

R - Bonsoir.

(…)

Q - Nous nous trouvons ici à l’Elysée, à Paris, et c’est ici qu’a été signé le Traité de l’amitié franco-allemande, le 22 janvier, il y a quarante ans. C’était la réconciliation des deux pays.

Q - Au préalable, c’étaient les peuples qui s’étaient réconciliés. Adenauer a été admis en France et de Gaulle a été accueilli en Allemagne de façon tout à fait enthousiaste.

(…)

Q - Monsieur le Président, que représente Versailles pour vous-même ?

R - L’espoir. L’espoir de la démocratie et de la paix fortement enracinées dans l’Europe de demain.

Q - Monsieur le Chancelier, on vous voit tous les deux ce soir, mais on a vu, tout à l’heure, de Gaulle-Adenauer, ensuite, on a vu Giscard-Schmidt, puis Kohl-Mitterrand et on s’est dit : pendant longtemps, Chirac-Schröder, ce n’est pas qu’ils soient hostiles l’un envers l’autre, mais, enfin, il ne se passe pas grand chose avec eux. Et puis depuis trois mois, subitement, l’Allemagne et la France font des choses ensemble. Quel a été le facteur déclenchant ?

(…)

R - Je voudrais ajouter une chose. C’est effectivement un cliché. D’abord, nous avons toujours eu les meilleures relations sur le plan humain et personnel. Ensuite, la solidarité active, cela suppose qu’il y ait des problèmes qui exigent, je dirais, un certain effort de solidarité pour les régler. Alors, quand tout va bien, cela ne se manifeste pas. Lorsque le problème arrive, c’est là où l’on voit la véritable entente. Nous l’avons vue à Bruxelles, au Conseil de Bruxelles, quand il a fallu prendre des décisions communes entre l’Allemagne et la France pour permettre l’élargissement. Nous l’avons fait. Et nous l’avons fait en faisant chacun un geste fort en direction de l’autre. Un geste qui supposait la confiance et surtout qui supposait la confiance dans l’Europe de demain. De la même façon, lorsqu’il s’est agi de revoir nos institutions, nous avons apporté une contribution commune en faisant là aussi un pas important l’un vers l’autre pour arriver à une conception commune de notre vision de l’Europe de demain au service de tous les Européens. C’est là où l’on voit la vraie solidarité, au moment où les problèmes se posent.

Q - Il n’en a pas toujours été ainsi. Par exemple, au Sommet de Nice, les choses ont été un peu plus difficiles ?

R - Nous avons eu, et c’est la seule fois depuis que nous travaillons ensemble, une divergence de vues au Sommet de Nice. C’est vrai et nous ne l’avons pas surmontée comme il aurait fallu. Les torts sont certainement partagés. Mais cela nous a permis d’en tirer une conclusion : c’est que lorsque nous ne sommes pas tout à fait d’accord, lorsque nous ne faisons pas l’effort nécessaire pour être tout à fait d’accord, et sans arrière-pensée, alors les choses se passent mal. Eh bien, nous gardons cela présent à la mémoire.

(…)

Q - Mais il manque quand même de grands projets, pourquoi est-ce que la France et l’Allemagne ne coopèrent-ils pas pour traiter la crise économique ou du chômage ?

(…)

R - Je voudrais ajouter une chose : c’est que ce grand projet c’est naturellement une solidarité parfaite entre nos deux pays. Mais au-delà de la satisfaction que nous pouvons en avoir, c’est au service d’une ambition et cette ambition c’est l’Europe et pour l’Europe nous avons clairement affirmé nos grands projets.
Qu’est-ce que nous voulons ? Nous voulons ensemble participer activement d’abord à la refondation de l’Europe par une Constitution qui organisera notre espace commun, dans un monde qui a besoin de l’Europe, où plus aucune nation ne peut seule gérer le destin du monde, où l’Europe doit être présente comme force de paix et de démocratie, porteuse d’un certain humanisme.
Ensuite nous voulons réussir l’élargissement. Pour réussir l’élargissement, il faut renforcer l’autorité, adapter nos institutions. Là encore, il y a eu une contribution commune franco-allemande avec cet objectif d’avoir une Europe qui réponde vraiment aux besoins de la jeunesse d’aujourd’hui et de ses enfants de demain.
Troisièmement, ce que nous voulons c’est avoir une Europe qui puisse vraiment parler, donc qui assume sa sécurité et sa défense, d’où notre projet commun d’union européenne de sécurité et de défense.
Et enfin ce que nous voulons, ce que nous avons clairement affiché, c’est que nous voulons une Europe qui, pour tous ses citoyens, assure le progrès, la liberté, la justice, la sécurité et ceci dans un contexte, dans une ambition qui est celle de notre humanisme commun, des valeurs qui nous sont communes et qui sont communes à l’ensemble des pays européens et qui doivent être portées de telle sorte qu’elles puissent influencer le monde de demain. Cet humanisme qui est au cœur même de notre civilisation et auquel nous voulons redonner toute sa force.

Q - Monsieur le Président, Europe de la paix, Europe de la défense, Europe de politique étrangère. Il se trouve qu’il y a une crise importante en ce moment avec celle de l’Iraq, la France est aussi l’alliée des Etats-Unis mais ne partage pas le point de vue des Etats-Unis, pour le moment sur la crise iraquienne, et la question que tout le monde se pose, c’est de savoir si, compte tenu de cette alliance, la France pourrait, malgré tout, aller jusqu’à utiliser son droit de veto si elle l’estimait nécessaire au Conseil de sécurité de l’ONU ?

R - Nous avons d’abord sur ce point, l’Allemagne et la France, une vision commune des choses. Seul le Conseil de sécurité est habilité, dans un monde organisé et respectueux des règles de vie commune, à engager une action militaire.

Q - Mais, vous êtes acteur ?

R - Et seul ce Conseil de sécurité peut le faire, sur le rapport des inspecteurs, conformément aux résolutions qui ont été prises antérieurement. Donc, pour agir sur le plan militaire, il faut une nouvelle résolution qui le décide. C’est une première chose. Deuxièmement, nous pensons, Allemands et Français, que la guerre est toujours la plus mauvaise des solutions. C’est toujours un constat d’échec. Et nous voyons aujourd’hui, avec le rapport des inspecteurs, qu’un délai supplémentaire est nécessaire, et que le désarmement indispensable de l’Iraq, la coopération active de l’Iraq pour ce désarmement est une nécessité, mais qu’aujourd’hui, on peut espérer qu’elle soit mise en œuvre. Voilà notre position commune.

Q - Délai supplémentaire nécessaire, Monsieur le Président, dans votre esprit, pour les inspecteurs, c’est plusieurs semaines, plusieurs mois ?
R - M. El Baradeï a demandé plusieurs mois.

(…)

Q - Monsieur le Président, une question. On parle toujours, on dit toujours que l’Europe doit parler d’une seule voix. Pour être forte, vis-à-vis également des Etats-Unis, et cela ne résoudra pas les problèmes que la République fédérale ait un siège au Conseil permanent.

R - La France a toujours soutenu ce point de vue. Et la France soutient la candidature de l’Allemagne pour un siège permanent au Conseil de sécurité. Vous savez parfaitement que cela pose un certain nombre de problèmes et cela suppose un certain consensus qui n’existe pas encore aujourd’hui, non pas vis-à-vis de l’Allemagne, que personne ne conteste, mais vis-à-vis des conditions même de l’élargissement. Mais la France continuera à apporter son soutien à l’Allemagne dans ce domaine.

Q - Enfin, ce qui est impressionnant, je m’adresse à vous deux, Monsieur le Président et Monsieur le Chancelier, c’est que vous avez l’air d’être sûrs de vous. Il n’y aura pas dans les semaines qui viennent de possibilités de légères différences, même ténues, dans les prises de positions française et allemande au sujet de l’Iraq à l’ONU ?

R - La France garde toute sa liberté d’appréciation à l’ONU, ce qui est légitime pour un membre permanent du Conseil de sécurité. Ce que je peux vous dire, c’est que, tous les jours, la présidence française du mois de janvier, et la présidence allemande qui va lui succéder, tous les jours, il y a un contact permanent entre nous à New York.

Q - Alors, vous voulez une Europe forte. Que la France et l’Allemagne se mettent au service de cette Europe, mais en même temps, il y a des pays qui disent : eh bien, oui, mais la France et l’Allemagne sont les mauvais élèves de l’Europe, elles ne respectent pas le Pacte de stabilité, alors vous êtes blâmés, réprimandés. M. Aznar, le Premier ministre espagnol, a même dit : en ne respectant pas le Pacte de stabilité, la France et l’Allemagne mettent l’euro en danger. Monsieur le Président.

R - Je constate que l’euro se porte plutôt bien. Certains, même, trouvent qu’il se porte trop bien. Je ne critiquerais pas, naturellement, et je me réjouis de cette situation. La France et l’Allemagne, qui ont connu des problèmes économiques, font un effort important dans le respect des règles qui ont été, à juste titre, établies, pour assumer la situation économique qui est la leur avec les conséquences sociales que cela comporte.

(…)

Q - On dit toujours que la France et l’Allemagne sont le moteur de l’Europe, et il y a eu un certain nombre d’initiatives françaises en ce qui concerne, du côté de l’Allemagne, par exemple la double présidence de l’Europe, est-ce que ce n’est pas une forme d’exportation de la cohabitation à l’échelle de l’Europe ?

R - Cher Monsieur, dire cela, c’est faire peu de cas de nos traités. Il y a toujours eu, dans nos institutions, trois présidences : le Parlement, le Conseil européen et la Commission. Toujours. A ma connaissance, il n’y a jamais eu de conflit entre le président de la Commission et le président du Conseil. Il y a eu des conflits au sein du Conseil. Il y a eu des conflits au sein de la Commission. Il n’y a jamais eu de conflit entre le président de la Commission et le président du Conseil. Je ne vois pas pourquoi il y en aurait demain, alors, que simplement, nous avons, non pas modifié l’équilibre institutionnel, mais nous avons tout simplement renforcé la capacité de chaque présidence à assumer ses responsabilités, alors que nous voyons bien que les problèmes sont de plus en plus nombreux et de plus en plus complexes avec l’approfondissement de l’Europe et avec l’élargissement de l’Europe.
Vous voyez, en clair, ce qu’il faut aujourd’hui, c’est que nous soyons les moteurs, effectivement, d’une action consistant, pour tous les pays européens, à mettre ensemble leur volonté et leur capacité afin d’assurer la vie la meilleure possible aux Européens de demain et de permettre à l’Europe d’exister dans le monde de demain.

Q - Monsieur le Président, nous avons beaucoup parlé de l’histoire tout à l’heure, et d’une certaine manière, l’élargissement, c’est de l’histoire. Il y a quinze ans, personne n’aurait imaginé que les pays de l’Est puissent adhérer à l’Union européenne. Et pourtant, cet élargissement n’est pas vécu comme étant un grand événement historique par les populations de l’Europe de l’Ouest. Pourquoi ? Vous le regrettez ?

R - Chaque fois que l’Europe s’est élargie, et elle s’est élargie un certain nombre de fois depuis l’origine où l’on était à Six, cela s’est fait, je dirais, dans une certaine indifférence ou même avec un certain esprit critique. Et puis, cela n’a pas empêché l’Europe de s’élargir et plus personne ne le conteste aujourd’hui. Il en va de ce prochain élargissement comme il en a été des précédents. L’ambition de l’Europe, c’est d’assurer pour les générations futures l’enracinement de la paix, de la démocratie et du progrès économique et social. Mais c’est d’abord et avant tout l’enracinement de la paix et de la démocratie. Et cela suppose que l’Europe s’élargisse aux limites même de ses frontières.

(…)

Q - Et sur la Turquie, tout de même, Monsieur le Président, vous êtes sûr que la Turquie va vraiment adhérer à l’Europe, un jour ?

R - Cela dépend d’elle, essentiellement. C’est-à-dire de sa capacité à assurer les droits et libertés que nous appelons les critères démocratiques et d’économie de marché que nous avons définis à Copenhague. Et cela dépend de la Turquie de les mettre en oeuvre.

Q - Juste une dernière question. Il y a un grand pays européen dont on n’a pas parlé, c’est la Grande-Bretagne. Quel message, vous deux, aujourd’hui, Français, Allemand, avez-vous envie d’envoyer à Tony Blair ?

R - Un message d’abord d’amitié, naturellement, et de solidarité. Il n’y a pas d’Europe sans l’Angleterre, pas plus qu’il ne peut y avoir d’Europe sans tel ou tel des pays qui la composent. Et nous souhaitons donc que l’union de l’Angleterre avec l’Europe soit indissociable, indissoluble.

(…)

Q - Merci, Monsieur le Président. Merci, Monsieur le Chancelier./.

Source : MAE

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