L’attaque de Vladimir Poutine contre l’Ukraine a créé une réalité : en Allemagne aussi, beaucoup de choses ne peuvent pas rester en l’état. Tribune parue dans Le Monde le 22 juillet 2022.
„La politique commence par la contemplation de la réalité. Surtout quand celle-ci ne nous plaît pas. La réalité, c’est notamment le retour de l’impérialisme en Europe. Nombreux sont ceux qui espéraient que les liens économiques étroits et les interdépendances réciproques nous permettraient d’assurer simultanément notre stabilité et notre sécurité. Cet espoir, Vladimir Poutine l’a anéanti aux yeux de tous avec sa guerre contre l’Ukraine. Les missiles russes ont non seulement occasionné des destructions massives à Kharkiv, Marioupol et Kherson, mais ils ont également réduit en cendres l’ordre de paix européen et international des dernières décennies.
En outre, l’état de notre Bundeswehr et des structures de défense civiles, mais également notre dépendance trop forte vis-à-vis de l’énergie russe indiquent que nous nous sommes laissés bercer, après la fin de la Guerre froide, par un faux sentiment de sécurité. La politique, l’économie et de larges pans de notre société n’étaient que trop disposés à tirer des conséquences importantes de la formule d’un ancien ministre allemand de la Défense, formule selon laquelle l’Allemagne n’aurait plus que des amis autour d’elle.
C’était une erreur.
Après le tournant historique qu’a constitué l’attaque de Vladimir Poutine, rien ne sera plus comme avant. Et c’est la raison pour laquelle beaucoup de choses ne peuvent pas rester en l’état ! Faire le constat d’un tournant historique n’est toutefois pas un programme en soi. De ce tournant résulte un mandat d’action : pour notre pays, pour l’Europe, pour la communauté internationale. Nous devons rendre l’Allemagne plus sûre et plus résistante, l’Union européenne plus souveraine et l’ordre international plus viable.
La nouvelle réalité, ce sont aussi les 100 milliards d’euros dont nous sommes convenus comme fonds spécial pour la Bundeswehr et qui marquent le revirement le plus important de la politique de sécurité de la République fédérale d’Allemagne. Nous fournissons à nos soldates et nos soldats le matériel et les capacités dont ils ont besoin pour pouvoir défendre vigoureusement, en cette ère nouvelle, notre pays et nos partenaires de l’Alliance. Nous simplifions et accélérons les procédures de passation de marchés beaucoup trop lourdes. Nous apportons notre soutien à l’Ukraine, et ce tant qu’elle en aura besoin : soutien économique, humanitaire, financier et en matière de livraison d’armes. Parallèlement, nous veillons à ce que l’OTAN ne devienne pas une partie belligérante. Enfin, nous mettons fin à notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie ; nous y sommes déjà parvenus en ce qui concerne le charbon. Nous voulons mettre un terme aux importations de pétrole russe d’ici à la fin de l’année. Nous avons déjà réduit nos importations de gaz russe de 55 à 30 pour cent.
Cela n’est pas chose facile, même pour un pays aussi puissant et prospère que le nôtre ; un travail de longue haleine nous attend. Nombre de citoyennes et de citoyens souffrent déjà des répercussions de la guerre, en particulier des prix élevés de l’essence et des aliments. Beaucoup appréhendent leurs prochaines factures d’électricité, de fioul ou de gaz. Par conséquent, le gouvernement fédéral a débloqué des aides financières de plus de 30 milliards d’euros afin de soutenir les citoyennes et les citoyens. Les différentes mesures commencent à porter leurs fruits.
Mais la vérité, c’est que l’économie mondiale fait face à un défi sans précédent depuis des décennies. Chaînes d’approvisionnement interrompues, pénurie de matières premières, incertitude régnant sur les marchés énergétiques en raison de la guerre : tout cela fait grimper les prix à l’échelle mondiale. Aucun pays du monde à lui seul ne peut s’opposer à un tel développement. Nous devons nous serrer les coudes et nous soutenir les uns les autres, comme nous en sommes convenus dans notre pays, dans le cadre de l’action concertée entre employeurs, syndicats, scientifiques et décideurs politiques. Nous pourrons alors, j’en suis convaincu, sortir de cette crise en étant plus forts et moins dépendants que nous y sommes entrés. Tel est notre objectif !
En tant que nouveau gouvernement, nous avons pris très tôt la décision de nous libérer au plus vite de la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Déjà en décembre dernier, c’est-à-dire deux mois avant le début de la guerre, nous nous étions interrogés sur la façon dont nous pourrions garantir, le cas échéant, l’approvisionnement énergétique de notre pays. Lorsque Vladimir Poutine a déclenché sa guerre au mois de février, nous avons su réagir. Les plans, visant notamment à diversifier nos fournisseurs ou à construire des terminaux de gaz liquéfié, étaient sur la table ; ils sont désormais résolument mis en œuvre. Nous devons cependant, la mort dans l’âme et à titre provisoire, remettre en service les centrales à charbon. Nous avons fixé des niveaux de remplissage minimaux pour les réservoirs à gaz, une disposition qui, curieusement, n’existait pas auparavant. Aujourd’hui, ces réservoirs sont remplis à un niveau nettement plus élevé qu’à la même période de l’année dernière. En même temps, la situation actuelle nous confirme dans notre volonté de développer beaucoup plus rapidement les énergies renouvelables. C’est pourquoi le gouvernement fédéral a nettement accéléré les procédures de planification, notamment pour les installations solaires et éoliennes. Et il est vrai aussi que plus nous – l’industrie, les ménages, les villes et les communes – économisons de l’énergie pendant les prochains mois, mieux c’est.
Nous ne sommes pas les seuls à nous engager sur cette voie. Nous sommes unis au sein de l’Union européenne et, avec l’OTAN, nous faisons partie d’une alliance militaire forte. Et nous agissons selon des convictions fermes : par solidarité avec l’Ukraine dont l’existence est menacée, mais aussi dans le but de protéger notre sécurité à nous. Quand Vladimir Poutine réduit les livraisons de gaz, il se sert de l’énergie comme d’une arme, dirigée également contre nous-mêmes. Même l’Union soviétique n’avait pas agi de la sorte pendant la Guerre froide.
Si nous ne nous opposons pas maintenant à l’agression de Vladimir Poutine, il pourrait continuer. Nous avons vécu cela, avec l’invasion de la Géorgie en 2008, puis l’annexion de la Crimée en 2014, l’attaque contre l’est de l’Ukraine et, finalement, contre l’Ukraine toute entière au mois de février. Laisser Vladimir Poutine s’en tirer reviendrait à accepter que la violence puisse enfreindre le droit sans presque aucune conséquence. Dans ce cas-là, notre propre liberté et notre sécurité seraient, en fin de compte, elles aussi mises en péril.
« La possibilité d’une atteinte à l’intégrité territoriale de pays de l’Alliance n’est plus à exclure. » Cette phrase figure dans le nouveau Concept stratégique de l’OTAN adopté conjointement par les trente Alliés lors du sommet qui s’est tenu fin juin à Madrid. Nous la prenons au sérieux et agissons en conséquence. L’Allemagne va considérablement renforcer sa présence dans la partie orientale de l’Alliance : en Lituanie, en Slovaquie, dans la mer Baltique. Si nous le faisons, c’est parce que nous voulons dissuader la Russie de s’en prendre à un pays de notre Alliance. Et nous montrons ainsi également que nous sommes bel et bien prêts à défendre chaque centimètre du territoire de l’Alliance comme si c’était notre propre pays. Nous nous y engageons. Et inversement, nous pouvons compter sur ce même engagement pris par chacun de nos Alliés.
La nouvelle réalité, c’est aussi que les pays de l’Union européenne se sont rapprochés davantage ces derniers mois. Ils ont réagi, avec un large consensus, à l’agression russe et édicté des sanctions d’une sévérité inouïe qui portent un peu plus leurs fruits jour après jour. Que M. Poutine ne s’y trompe pas : d’emblée, il était évident pour nous que nous devrions probablement maintenir nos sanctions sur une longue période. Et il est également évident à nos yeux qu’aucune de ces sanctions ne sera levée en cas de paix dictée par la Russie. Cette dernière n’a d’autre choix que de conclure un accord avec l’Ukraine qui puisse être accepté par les Ukrainiennes et les Ukrainiens.
Vladimir Poutine veut diviser notre continent en sphères d’influence, en grandes puissances et en pays vassaux. Nous savons vers quelles catastrophes cela nous a auparavant conduits nous, Européens. Aussi avons-nous apporté une réponse sans équivoque lors du dernier Conseil européen, une réponse qui transformera à jamais le visage de l’Europe : nous avons accordé à l’Ukraine et à la République de Moldova le statut de candidats à l’UE et confirmé l’avenir européen de la Géorgie. Et nous avons précisé que la perspective d’adhésion des six pays des Balkans occidentaux devait enfin se concrétiser. Nous nous y engageons. Ces pays font partie de notre famille européenne. Nous voulons qu’ils fassent partie de l’Union européenne. Bien entendu, le chemin qui y mène est soumis à de nombreuses conditions. Il importe de le dire en toute franchise, car rien ne serait pire que de donner de faux espoirs à des millions de citoyennes et de citoyens. Mais la voie est ouverte et l’objectif est clair !
Ces dernières années, l’on a souvent réclamé, à juste titre, que l’UE devienne un acteur géopolitique. Il s’agit là d’une revendication certes ambitieuse mais juste ! Avec les décisions historiques prises ces derniers mois, l’Union européenne a fait un grand pas dans cette direction. En faisant preuve d’une unité et d’une solidarité sans précédent, nous avons affirmé que le néo-impérialisme de M. Poutine ne devait pas réussir. Mais nous ne devons pas en rester là. Notre objectif doit être de serrer les rangs dans tous les domaines où nous cherchons des solutions depuis trop longtemps en Europe : la politique migratoire par exemple, la création d’une défense européenne, la souveraineté technologique et la résilience démocratique. Durant les mois prochains, l’Allemagne fera des propositions concrètes à cet égard.
Nous sommes parfaitement conscients des conséquences de notre décision pour une Union européenne géopolitique. L’Union européenne étant l’antithèse vivante de l’impérialisme et des régimes autocratiques, elle constitue une épine dans le pied de dirigeants comme Vladimir Poutine. Les désaccords permanents entre États membres nous rendent plus faibles. Par conséquent, la réponse la plus importante de l’Europe face à ce tournant historique est l’unité. Nous devons impérativement la maintenir et nous devons l’approfondir. Pour moi, cela signifie qu’il nous faut tirer un trait sur les blocages égoïstes de décisions européennes par des États membres individuels, et tirer un trait également sur les égoïsmes nationaux qui nuisent à l’Europe toute entière. Nous ne pouvons tout simplement plus nous permettre de vetos nationaux, par exemple en matière de politique étrangère, si nous voulons continuer à être entendus dans un monde de grandes puissances concurrentes.
À l’échelle mondiale également, ce tournant historique agit comme une loupe grossissante : il exacerbe les problèmes existants tels que la pauvreté, la faim, les chaînes d’approvisionnement brisées et la pénurie d’énergie. Et il nous fait prendre brutalement conscience des conséquences d’une politique de puissance impérialiste et revanchiste. Les agissements de Vladimir Poutine en Ukraine et dans d’autres pays d’Europe de l’Est ont des relents néocoloniaux. Il rêve ouvertement d’instaurer un nouvel empire sur le modèle de l’Union soviétique ou de l’empire russe.
Les autocrates du monde suivent de très près cette entreprise en attendant de voir si elle va aboutir. La loi du plus fort s’applique-t-elle au 21e siècle, ou bien est-ce la force du droit ? Le désordre vient-il remplacer l’ordre international multilatéral dans notre monde multipolaire ? Ce sont là des questions très concrètes qui se posent à nous.
En échangeant avec nos partenaires dans les pays du Sud, j’ai appris que nombre d’entre eux sont conscients du risque. Et pourtant, pour beaucoup, la guerre en Europe est très lointaine, bien qu’ils en ressentent directement les effets. Face à cette situation, cela vaut la peine de se pencher sur ce qui nous lie à nombre de pays du Sud : l’engagement en faveur de la démocratie, aussi nuancée puisse-t-elle être dans nos pays, la Charte des Nations Unies, la primauté du droit, les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité, de solidarité, de dignité de tout un chacun. Ces valeurs ne sont pas réservées à l’Occident comme lieu géographique ; nous les partageons avec les citoyennes et les citoyens du monde entier. Afin de les défendre face à l’autocratie et l’autoritarisme, nous avons besoin d’une nouvelle coopération mondiale des démocraties, une coopération qui aille au-delà de l’Occident classique.
Pour y parvenir, nous devons faire nôtres les intérêts des pays du Sud ; nous devons éviter de recourir au principe du « deux poids, deux mesures » et respecter nos engagements vis-à-vis de ces pays. Trop souvent, nous avons affirmé vouloir agir d’égal à égal alors que la réalité était tout autre. Nous devons changer cela, ne serait-ce que parce que, proportionnellement au nombre de leurs habitants et à leur puissance économique, nombre de pays en Asie, en Afrique et en Amérique latine évoluent depuis longtemps sur un pied d’égalité avec nous. Récemment, j’ai délibérément convié mes collègues indiens, sud-africains, indonésiens, sénégalais et argentins au sommet du G7 en Allemagne. Avec eux et de nombreux autres pays démocratiques, nous sommes en train d’élaborer des solutions aux problèmes de notre époque comme la crise alimentaire, le dérèglement climatique ou la pandémie. Lors de ce sommet, nous avons réalisé des progrès tangibles dans tous ces domaines, des progrès qui suscitent la confiance, confiance dans notre pays également.
C’est une base sur laquelle l’Allemagne peut s’appuyer pour assumer des responsabilités pour l’Europe et dans le monde en cette période difficile. Quand on dirige, l’on ne peut le faire qu’ensemble et en rassemblant. En élaborant des solutions ensemble avec d’autres partenaires et en renonçant aux politiques de cavalier seul. Et, en tant que pays au cœur de l’Europe, en tant que pays qui fut situé de part et d’autre du rideau de fer, en rassemblant l’est et l’ouest, le nord et le sud de l’Europe.
L’Allemagne et l’Europe seraient sclérosées dans un trop-plein d’assurance, des sociétés post-héroïques incapables de défendre leurs valeurs face aux obstacles – tel est le message véhiculé par la propagande de Vladimir Poutine. Une vue partagée encore récemment, chez nous aussi, par certains observateurs. Ces derniers mois, nous avons vécu une autre réalité, une réalité nouvelle.
L’Union européenne n’a jamais été aussi attrayante ; elle s’ouvre à de nouveaux membres et va se réformer simultanément. L’OTAN a rarement été aussi vivante et elle va accueillir deux nouveaux amis robustes, la Suède et la Finlande. Dans le monde entier, les pays démocratiques intensifient leur coopération et de nouvelles alliances émergent.
L’Allemagne aussi est en train de changer à la lumière de ce tournant historique : nous avons pris conscience de la valeur de la démocratie et de la liberté, et que cela vaut la peine de les défendre. Cela libère une force nouvelle. Une force dont nous aurons besoin dans les mois à venir. Une force qui nous permettra de façonner ensemble l’avenir. Une force que notre pays porte réellement en lui.“
La tribune publié dans Le Monde le 22 juillet 2022 a été légèrement raccourci. Vous trouverez ici la version intégrale de la tribune du chancelier Olaf Scholz.