Extraits - Propos de Mme Catherine Colonna
Q - Mesdames les Ministres, bonsoir. Annalena Baerbock et Catherine Colonna, vous incarnez ensemble l’unité franco-allemande, ici, à Paris, événement sans précédent ; c’était de Gaulle-Adenauer, en 1963. Aujourd’hui, les deux autorités qui siègent ensemble… Un mot, Madame la Ministre, du lieu où nous sommes : le salon de l’Horloge et le souvenir de Robert Schuman, le père des Européens.
R - C’est effectivement un lieu historique et important dans l’histoire de l’Europe puisque c’est ici même, le 9 mai 1950, que Robert Schuman, avec Jean Monnet à ses côtés, a lancé cette initiative qui consistait à dire à l’Allemagne et à la France de mettre en commun le charbon et l’acier, c’est-à-dire ce qui permettait de faire des armes de guerre. Et cela a lancé la construction européenne. C’est un lieu qui nous oblige, qui nous rappelle nos responsabilités.
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Q - Depuis 1963, les choses ont bougé. L’Ukraine aujourd’hui… l’Ukraine veut adhérer, veut adhérer plus vite ; est-ce que vous êtes prêts à donner un signal en ce sens ?
R - D’abord, je crois qu’il faut dire que l’Europe a été au rendez-vous de l’Histoire, en décidant à l’unanimité, au mois de juin dernier, d’accorder le statut de candidat à l’Ukraine et la Moldavie ; et ceci, peu de temps après un déplacement à Kiev du Chancelier allemand, du Président de la République, accompagnés du Président roumain. Il faut l’aider maintenant à poursuivre le chemin des réformes nécessaires, d’accompagner ces réformes qui seront nécessaires pour qu’elle puisse nous rejoindre et puis sans attendre - sans attendre - développer nos partenariats. C’est l’un des objets de la Communauté politique européenne, pour que ce soit sur l’énergie, les infrastructures, les luttes contre certains dangers qui nous menacent, agir ensemble et nouer dès maintenant des solidarités concrètes.
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Q - Vous avez d’ailleurs tout à fait raison de désigner Mme Colonna, parce qu’elle est aussi de ce point de vue un peu sur la sellette du point de vue ukrainien, parce que les chars Leclerc… est-ce que c’est le moment des chars Leclerc ?
R - Je répondrai à une question que vous ne m’avez pas posée, puisque qu’elle s’adressait à Annalena Baerbock… sur les chars…
Q - C’est mieux de répondre à la question, si vous me permettez…
R - …On va y arriver. Tout de même, il faut voir que ce sujet dépasse très largement la question de ce type particulier d’armement, aussi important soit-il, et la France vient de décider de donner à l’Ukraine un certain nombre de chars dits légers, mais enfin il ne faut pas qu’ils vous passent sur le bout du pied parce qu’ils sont tout de même assez puissants. Nous avons su répondre de façon unie, pour aider l’Ukraine dans tous les volets : sur le plan humanitaire, sur le plan économique, sur le plan militaire, sur le plan judiciaire, en lui fournissant ce qui était nécessaire. Et au fil des mois, ceci peut évoluer. Nous avons décidé de renforcer notre aide militaire à l’Ukraine ; cela passe essentiellement pour le moment par des moyens de défense antiaérienne et par des missiles, mais aussi des véhicules de l’avant blindés, et puis peut-être les discussions se poursuivront-elles pour voir ce que seront les besoins des Ukrainiens demain et comment y répondre.
Q - Mais vous comprenez - grand respect à vous - mais c’est difficilement audible parce que depuis des mois, on dit : les démocraties sont en danger ; la Russie met en danger les démocraties et au moment de passer cette étape du char, visiblement, il y a une hésitation. Pourquoi ? Qu’on comprenne bien la logique. Qu’est-ce qui fait qu’il y a une hésitation ? Pourquoi ?
R - Parce que nous répondons aujourd’hui à ce que sont les besoins prioritaires de l’Ukraine...
Q - Mais eux demandent ça, justement, pour eux c’est prioritaire.
R - Pour demain… Et d’ailleurs si une décision devait être prise, ce serait dans quelques semaines, voire même dans quelques mois qu’elle serait mise en œuvre ; leurs besoins d’aujourd’hui, nous y répondons, et nous y répondons en renforçant même ce que nous donnons.
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Q - Mesdames les Ministres, ce débat est révélateur : est-ce que ça ne montre pas la faiblesse de l’Europe militaire, qu’en réalité ce sont les Américains qui donnent le tempo ; il y a cette prophétie terrible de Raymond Aron qui disait : « Faute d’avoir un empire militaire, les Européens devront être sous un autre empire, un autre empire ou l’empire américain » ; est-ce qu’en fait l’essentiel n’est pas sous couvert américain ?
R - Je crois que c’est une réflexion d’un autre temps. Cela a été vrai mais aujourd’hui, si vous parlez de la guerre que mène la Russie en Ukraine, l’effort des Européens et l’effort américain sont à peu près équivalents. Du côté européen, s’y ajoute en plus l’accueil de près de 10 millions de réfugiés. Mais y compris sur le plan militaire, nous sommes aujourd’hui à parité. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que nous nous appuyons les uns les autres et ça veut dire aussi qu’il faut continuer à faire grandir l’Europe dans toutes ses composantes, l’Europe de la défense mais aussi en faire une puissance industrielle et technologique. Nous y travaillons.
Q - Commémoration du traité de l’Élysée, en 1963, à l’époque émotion, les images sont dans les mémoires, de Gaulle qui embrasse ...
R - C’est vrai ...
Q - ...Adenauer, c’est assez rare qu’il le fasse mais quelques mois plus tard, le Bundestag qui ajoute un préambule assez pro-américain, colère de Gaulle qui disait : les Allemands s’aplatissent devant les Anglo-Saxons. Il y a eu toujours cette ambiguïté, amitié et critique. Aujourd’hui, évidemment, c’est l’achat de F-35 américain au lieu du Rafale français, est-ce que c’était une erreur ?
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Q - C’est l’avion du futur ...
R - J’allais le dire, il y avait le F-35 et il va y avoir l’avion du futur, le SCAF F-15 que nos deux pays construisent ensemble.
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R - Si je peux compléter : j’admire Annalena, parce que j’ai attendu un peu plus que 2 ans d’âge pour aller manifester ! Mais très sérieusement, cela n’est pas ou l’Alliance atlantique et le parapluie nucléaire américain, ou les Français pour les Français. La France est un État qui dispose de la dissuasion nucléaire ce qu’on appelle un État doté. Et elle est membre de l’Alliance atlantique. Donc sa puissance contribue à la puissance de l’Alliance atlantique dont fait partie l’Allemagne. C’est un tout, je n’entrerai pas dans les détails, mais c’est une façon de faire comprendre que notre dissuasion est aussi un atout pour tout le monde.
Q - Et c’est un débat un peu théorique, mais l’actualité hélas depuis quelques mois nous y ramène, c’est la question la plus difficile, en général les présidents de la République se défaussent quand on leur pose la question : est-ce que la bombe française protège aussi le territoire allemand ? Est-ce que c’est de la dissuasion strictement française, comme c’était la tradition, ou est-ce que si on touchait au territoire allemand, vous estimez que la bombe nucléaire française est en défense ?
R - Si les présidents de la République successifs s’expriment dans des termes mesurés, voire même gardés, c’est parce qu’il le faut. La dissuasion nucléaire repose aussi sur des propos extrêmement sobres. Mais le Président de la République, encore récemment, le 9 novembre, lorsqu’il a présenté la stratégie de défense de la France, a bien répété que les intérêts nationaux, les intérêts vitaux de la France se construisent au-delà du territoire proprement national.
(...)
Q - Quand - autres temps heureusement dépassés - quand l’Allemagne attaquait la France, on admettait que par légitime défense la France pouvait attaquer en territoire allemand jusqu’à Berlin. Vous savez que les Ukrainiens se posent la question aujourd’hui, c’est vraiment les thèmes du jour, est-ce qu’ils sont en situation de légitime défense selon vous pour attaquer jusqu’en territoire russe ? Est-ce qu’ils ont le droit du point de vue de la morale, du point de vue du droit, en étant attaqués, de contre-attaquer jusqu’en territoire russe, voire jusqu’à Moscou ?
R – Au plan du droit international oui, l’Ukraine est en situation de légitime défense et tout État a le droit de se défendre selon la charte des Nations unies. La question que vous posez est un peu différente parce qu’en opportunité, nous ne lui conseillons pas particulièrement d’aller mener des actions sur le territoire russe. Il est d’abord prioritaire que l’Ukraine puisse défendre son propre territoire, regagner les territoires qui ont été conquis par les armées russes, et puis peut-être retrouver une situation dans un rapport de force plus équilibré qui lui permettrait d’envisager des négociations de paix. Le moment n’est pas venu ; pour ça il faut d’abord que le rapport de force s’équilibre, mais c’est la priorité des priorités. Nous le lui disons, et d’ailleurs le président Zelensky parle lui-même, vous le savez, de plan de paix, de négociations et de ce qui viendra après la guerre. Mais ce n’est pas pour le moment ce qui est à l’ordre du jour.
Q - Ça peut être ici dans cette salle ? 1919, conférence de Paris, ça a commencé ici, Clemenceau était là exactement sous cette horloge. Est-ce que vous espérez que ce soit Paris qui accueille un jour ici le président Zelensky et qui représentera la Russie ?
R - Très franchement, ce sont des questions éminemment prématurées, alors qu’aujourd’hui l’heure est aux armes.
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Q - On voit que la Russie dépense beaucoup d’argent pour avoir des relais ici aussi en France ; est-ce que vos services le confirment, encore ces derniers mois ?
R - Je crois qu’il est avéré que la Russie, ici comme ailleurs sur le continent européen, comme sur d’autres continents, essaye d’utiliser tous les moyens relativement faciles d’une propagande de désinformation, voire même de manipulation des esprits. Mais nous avons pris, en tant qu’Européens, et la France prend les décisions qui sont la conséquence des sanctions européennes des mesures pour, par exemple, fermer Russia Today et interdire la diffusion de Sputnik ou d’autres plateformes qui manipulent les esprits, les esprits russes tout d’abord, dans un pays qui n’a pas suffisamment d’ouverture à la réalité, enfermé qu’il est dans un récit qui ne correspond plus à la réalité.
Q - Question à l’une et l’autre, vous avez été ennemis en d’autres temps, il y a 100 ans, il faut rappeler ici même quand est lancée la conférence de Paris, la justice internationale commençait à prendre, on a essayé de juger les responsables allemands de la Première Guerre mondiale, ça ne s’est pas fait. Est-ce qu’aujourd’hui vous souhaitez un tribunal spécial pour juger Vladimir Poutine ?
R - Sur le plan juridique, ce n’est pas moi à répondre.
Q - Votre souhait ?
R - C’est la Cour pénale internationale qui qualifiera les crimes qui ont été commis et qui sont toujours commis : des crimes de guerre, peut-être des crimes contre l’humanité et peut-être même un génocide. Et sur le plan politique, c’est une question qui est délicate, mais vous avez déjà entendu le Président de la République répondre par l’affirmative à cette question, parce qu’il ne peut pas y avoir d’impunité et le président Poutine est responsable de la décision qu’il a prise de déclencher une guerre d’agression et d’envahir l’Ukraine. Donc il faudra que des comptes soient rendus et il faudra que la justice passe soit par la Cour pénale internationale qui est aujourd’hui ...
Q - ...ce sera difficile, il y a le veto russe.
R - ...l’ordre qui est compétent soit et nous y travaillons, Français, Allemands avec d’autres partenaires.
Q - Donc un tribunal spécial.
R - Donc un tribunal ad hoc qui pourrait être un tribunal dit hybride s’appuyant sur le droit ukrainien et s’adossant à la Cour pénale internationale, nous y travaillons, c’est une hypothèse. Il faut en tout état de cause qu’un tel tribunal civil, s’il était créé, soit légitime et ait, deuxièmement, une valeur ajoutée par rapport à l’ordre international existant.
Q - On a vu M. Milosevic, le Serbe jugé ...
R - Absolument.
Q - La puissance européenne, puissance militaire, on en a parlé, économique. On voit que les États-Unis font une concurrence considérable, notamment pour attirer des entreprises. Le Président de la République a été très offensif là-dessus, en disant : il y a quelque chose comme une concurrence déloyale. Est-ce que vous espérez que l’Allemagne vous rejoigne dans ce sens-là, pour être plus solidaires face aux États-Unis ?
R - Je crois que c’est le cas, parce que si nous comprenons le besoin qu’ont les États-Unis de réduire leur dépendance à l’égard de la Chine et d’industrialiser leur pays en regardant vers l’avenir, c’est-à-dire en attirant des investissements permettant des technologies décarbonées et des technologies d’avenir, ça a des conséquences sur l’Union européenne. Il y a des risques de désinvestissement, des risques de désindustrialisation et donc nous sommes en train d’élaborer, Français, Allemands et bientôt Européens avec un Conseil européen au début du mois de février une réponse commune pour peut-être accélérer nos propres programmes, faire, je dirais, plus vite et plus fort. Nous en avons parlé aujourd’hui, le Chancelier et le Président de la République et les deux gouvernements en ont parlé aujourd’hui.
Q - Est-ce que les Américains doivent faire un effort sur les prix du gaz ? Pour l’instant, le gaz que vous ne prenez plus en Allemagne vient beaucoup des États-Unis, mais ils le vendent cher, trop cher, disait le Bruno Le Maire. C’est toujours le cas ?
R - Les prix mondiaux du gaz ont rebaissé, mais nous avions mis en place des mécanismes de plafonnement pour protéger nos populations, il le fallait. Maintenant les marchés évoluent et le prix est revenu à la baisse.
(...)
Q - Vous partagez ça ; vous avez chacun, dans ce sens-là, vos oppositions : l’AFD en Allemagne, Mme Le Pen en France ; vous pensez vraiment que vous avez besoin de l’immigration ?
R - Nous sommes dans une situation qui est objectivement un peu différente puisque la natalité française est meilleure que la natalité allemande. Nous ne sommes pas en déclin démographique pour parler très clairement...
Q - Ce n’est pas assez pour payer les retraites des générations suivantes !
R - Ça, c’est un autre débat…. mais je crois que tout comme l’Allemagne, qu’il est important de développer des politiques qui permettent d’attirer un certain nombre de talents, donc nous cherchons à développer notre attractivité et puis bien sûr à assurer notre devoir en matière de protection de ceux qui demandent l’asile parce qu’ils seraient persécutés et parallèlement, de lutter contre l’immigration illégale. Il est très important de séparer les deux : l’immigration légale et l’immigration illégale, ce ne sont pas la même chose du tout. (…)./.